7. L’aube de l’histoire universelle
1962-1983
Dès les années de guerre Aron fait de la politique internationale une dimension essentielle de sa réflexion sur la politique et l’histoire. Après 1945, il considère que l’accès à la bombe atomique comme la décolonisation appartiennent à ce qu’il nomme les « forces profondes » qui traversent l’histoire de l’humanité. Les relations internationales renvoient à un découpage du monde en sous-ensembles, répondant chacun à une problématique spécifique de violence.
Extrait de R. Aron, « A l’aube de l’histoire universelle », Dimensions de la conscience historique, Paris, 1961, rééd. Les Belles Lettres, 2011, p. 255.
« Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entre-tuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable mais les hommes le sont-ils ? »
TF1 Actualités Dernière, 16 février 1976 :
R. Aron sur Clausewitz et l’actualité de la guerre
Extrait de Olivier Schmitt, « Raymond Aron : le réalisme des normes libérales », Annuaire français de relations internationales, vol. XX, 2019, p. 27.
« De manière très intéressante, Aron est l’un des rares internationalistes à avoir abordé au cours de sa carrière à la fois les enjeux de puissance (y compris les questions militaires et stratégiques), d’économie politique internationale, de transformations de long-terme des sociétés et d’éthique internationale. Cette diversité est rendue possible par la cohérence de l’approche socio-historique d’Aron, qui lui permet de traiter ces sujets a priori divers de façon systématique et analytiquement claire. De plus, la réflexion aronienne sur l’international s’établit dans la durée, bien avant la publication de Paix et guerre entre les nations et du Clausewitz. Son expérience de rédacteur à La France libre durant la Seconde Guerre mondiale lui permet de développer une expertise sur les questions militaires, tout en suscitant une réflexion poussée sur la possibilité d’un ordre international libéral et pluraliste après la fin du conflit. Son approche des relations internationales se caractérise par deux éléments-clefs : un rejet de la théorisation structurelle au profit du développement de concepts ; une combinaison de la politique comparée (l’étude des régimes) et du système international, explorant leurs interactions mutuelles. »
Thèmes
7.1. La théorie des relations internationales
Aron a fondé en France l’étude des relations internationales. Du Grand Schisme (1948) aux Dernières années du siècle (1983) en passant par Les Guerres en chaîne (1951) ou République impériale (1973) consacrée à la place des Etats-Unis dans le monde, il a successivement analysé l’aspect inédit de la guerre froide, la place des superpuissances ou le rôle de l’Europe. Dans Paix et guerre entre les nations, il propose une théorie des relations interétatiques et définit des concepts clés comme ceux de puissance ou d’Etat. Il prolonge cette réflexion théorique dans une confrontation avec le stratège prussien Clausewitz et l’interprétation de son livre de la Guerre. Il y étudie sa pensée et s’interroge sur sa postérité à travers les différentes formes de guerre du XXème siècle. Aron ne cessera de penser les antinomies de la guerre entre la question machiavélienne des moyens légitimes au vu des fins à atteindre et l’idéal kantien de la paix universelle.
Extrait de R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962. Rééd. 1984 avec une présentation inédite de l’auteur. https://www.calmann-levy.fr/livre/paix-et-guerre-entre-les-nations-9782702134696/
« Les relations entre les États doivent être analysées dans leur ensemble. Elles constituent un système, au sens non rigoureux du terme. Les États entretiennent, les uns avec les autres, des rapports plus ou moins réguliers. Appartiennent au même système les États qui ont conscience du risque d’être impliqués dans une guerre générale. Tous les États d’aujourd’hui appartiennent de quelque manière au système interétatique, ne serait-ce que par leur appartenance à l’O.N.U, et par l’ubiquité des deux Grands. Le système mondial se divise en sous-systèmes dont les unités se sentent plus ou moins à l’abri des interventions extérieures à leur zone, soit que les Grands se neutralisent réciproquement, soit que la distance, la médiocrité des enjeux, leur assurent une relative autonomie. Système ou sous-système méritent leur nom puisque tout événement d’importance, à l’intérieur, se répercute sur l’ensemble. » (présentation de la huitième édition, p. VIII-IX).
Portrait de Carl von Clausewitz par Karl Wilhelm Wach
https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_von_Clausewitz#/media/Fichier:Clausewitz.jpg
Extrait de Stanley Hoffmann, « Raymond Aron et la théorie des relations internationales », Politique étrangère, n°4, 2006, p. 732.
« Raymond Aron avait une morale à proposer : ce weberien critique à l’égard du « réalisme » tragique de Weber (pour qui les relations internationales étaient le champ clos d’inexplicables conflits de valeurs, et le devoir de l’homme d’État n’était, de ce fait, que de promouvoir les valeurs nationales en assurant la puissance de la nation) croyait à la « morale de la sagesse », qui tient compte à la fois de l’impératif du calcul des forces, c’est-à-dire du devoir d’égoïsme qui s’impose aux États, et de l’aspiration à l’universel, c’est-à-dire à la victoire de cette partie de la nature humaine qui n’est pas un « animal de proie ». Ce qui donne des chances à une telle morale, ce qui permet de ne pas traiter la morale du combat comme la seule possible, c’est la distinction, chère à Raymond Aron, entre le rationnel et le raisonnable. [...] La morale de la sagesse, c’est celle de la modération, que prônaient également Thucydide (à travers les discours de ses personnages) et Clausewitz (tel que l’analyse Raymond Aron, qui le montre à la fois présentant la guerre hyperbolique comme type idéal et comme l’une des réalités historiques, et la subordination de la violence au calcul politique, ainsi que la limitation des objectifs, comme l’autre réalité, la plus souhaitable). Comme Thucydide, Raymond Aron sait que c’est dans les guerres civiles que la modération est le plus exclue, et que c’est lorsque les passions collectives, les idéologies de classes ou de races se substituent à « l’intelligence de l’État personnifié » que les chances de la modération disparaissent. »
7.2 La dissuasion nucléaire
La réflexion sur la dissuasion nucléaire et les questions stratégiques a occupé le cœur des analyses d’Aron à travers la manière dont les Etats gèrent les conflits et le rôle des institutions internationales. Auteur de la fameuse formule « Paix impossible guerre improbable », il est souvent rapproché de l’école « réaliste » et de ses collègues américains avec lesquels il ne cesse de dialoguer (Morgenthau, Kissinger) qui considèrent les relations internationales depuis la perspective de la guerre. Il s’en différencie cependant, mettant en avant l’importance des valeurs dans la conduite d’une politique. La place centrale accordée au thème de la liberté lui confère toujours aujourd’hui une place singulière dans le paysage des relations internationales.
© Davesne Cyril/Marine nationale
Extrait de R. Aron, Le Grand Débat, Calmann-Lévy, 1963.
« Le concept de dissuasion est au centre de la théorie stratégique, parce que la diplomatie tend à substituer définitivement la menace de la force à l’emploi effectif de celle-ci. Mais précisément parce que la menace ne doit jamais déboucher sur la mise à exécution, cette stratégie comporte une sorte de contradiction intrinsèque. Comment faire croire à un adversaire que l’on mettra à exécution une menace dont celui auquel elle est adressée n’ignore pas les conséquences , en cas de mise à exécution, pour lui-même mais aussi pour celui qui la profère ? Explicitée, nous l’avons vu, la question se subdivise dans les interrogations : Qui peut dissuader qui ? De quoi ? En quelles circonstances ? Par quelles menaces ? » (p. 211)
R. Aron, Le Grand Débat. Initiation à la stratégie atomique, Paris, 1963.
https://www.calmann-levy.fr/livre/le-grand-debat-9782702186534/
Extrait de Pierre Hassner, « L’histoire du XXe siècle », Commentaire, vol. 8, n°28-29, février 1985.
« La vision aronienne des relations internationales est à chercher au moins autant dans les fragments de cette « Histoire du monde depuis 1914 » dont le projet est annoncé dans la conférence sur L’Aube de l’histoire universelle et se trouve en partie réalisé dans les articles et ouvrages allant de L’Age des Empires et l’avenir de la France aux Dernières Années du siècle, que dans les parties théoriques de Paix et guerre entre les nations et de Clausewitz. Ou du moins, ces derniers, qui dominent effectivement l’œuvre d’Aron par leur combinaison de rigueur et d’érudition, prêtent aussi à un malentendu s’ils ne sont pas mis en rapport avec les textes où Aron formule plus concrètement ses jugements politiques et son interprétation de l’évolution historique. De même que certains ont cru voir dans les Dix-huit leçons une théorie de la convergence, d’autres, notamment des critiques américains, ont vu dans Paix et guerre une théorie gaulliste des relations internationales. Là aussi, il s’agit d’un malentendu qui n’est pas totalement sans fondement, mais qui tient avant tout au point de départ adopté. Aron ne définit-il pas les relations internationales comme “les relations entre unités politiques dont chacune revendique le droit de se faire justice elle-même et d’être seule maîtresse de la décision de combattre ou de ne pas combattre” (Paix et guerre, p. 20). Mais n’a-t-il pas conclu Le Grand Débat par le paragraphe : “Mettre la capacité de choisir entre la paix et la guerre au-dessus de la sécurité, peut-être une telle préférence était-elle, hier, une marque de grandeur. À l’âge thermonucléaire, je doute que tel soit le but qu’il convienne de fixer à l’ambition nationale de la France” (p. 274) ? Entre ces deux citations, il y a toute la distance qui sépare la théorie dans sa volonté d’universalité abstraite et le jugement politique engagé. » (p. 227)
7.3 L’intégration européenne
Pionnier de la réconciliation franco-allemande, Aron fut un fervent partisan de la construction européenne, ce qui ne l’empêcha pas de porter un regard critique sur les formes qu’elle prit et sur la primauté donnée à l’économie dans l’élaboration de la CEE. Sur le plan politique, il ne cessa de défendre l’idée d’une Europe des nations. Il défendit toujours l’alliance avec les Etats-Unis et n’entretint jamais d’illusion sur la réalité du poids de l’Europe dans les relations internationales. Dans les années 1980, s’il considère que le mythe européen a vécu, il plaide par antiphrase en faveur d’une « Europe décadente » qui repose sur les libertés politiques et individuelles et engage les Européens à avoir le courage de les défendre.
© Philippe Stirnweiss / Parlement européen
Extrait de Joël Mouric, préface à L’Europe selon Aron, Calmann-Lévy, 2024, p. 10.
« Le lecteur du XXIe siècle qui découvre les réflexions d’Aron ne peut manquer d’être intrigué par la contradiction entre la fascination intellectuelle pour l’idée européenne et les doutes quant au projet de Jean Monnet. Le terme d’euroscepticisme, qui s’est imposé à partir du traité de Maastricht pour qualifier les critiques ou les adversaires de la construction européenne, serait pourtant un anachronisme et un contresens à propos de la pensée d’Aron. Anachronisme, parce que Aron disparut avant les événements décisifs que furent la chute du mur de Berlin puis la réunification allemande, bouleversements qu’il n’a cessé d’espérer mais qu’il ne pouvait pas deviner. Contresens, parce que Aron a été, selon ses propres mots, “un grognard” du mouvement européen, souvent critique, mais aussi attentif à la cohésion du Vieux Continent, toujours présent pour commenter l’actualité européenne. La divergence avec Jean Monnet tient principalement à la conception qu’Aron se faisait de l’autonomie du politique, ainsi qu’à l’idée que l’Europe n’a jamais existé qu’en tant que nations. »
L’Europe selon Aron. Textes choisis et préfacés par Joël Mouric, Calmann-Lévy, 2024.
https://www.calmann-levy.fr/livre/leurope-selon-aron-9782702189603/
« Les Européens sont satisfaits de ce qu’ils ont fait, mais ce qui n’est pas né, c’est l’acceptation d’un pouvoir proprement européen dans les domaines qui ont toujours constitué l’essence de la souveraineté nationale, c’est-à-dire la diplomatie et l’armée. Et si l’on peut penser que, immédiatement après la guerre, à l’époque de la ruine totale, il y avait une chance que puisse surgir des décombres une volonté des nations européennes, je crois que cette chance a disparu. L’Europe restera constituée par un ensemble de nations qui certes ne s’opposent pas les unes aux autres par la force de leur patriotisme ou par une rivalité de puissance – elles vivent pacifiquement les unes à côté des autres -, mais le sentiment le plus fort reste l’attachement des individus à leur nation, quelquefois à une sub-nation, mais me semble-t-il, presque jamais à une supra ou super-nation. Bien entendu, à titre personnel et en tant qu’intellectuel, l’idée européenne me convainquait ou me fascinait. C’eût été une œuvre historique incomparable que de créer une nation composée des nations européennes. Pour dire la vérité, je n’y ai jamais cru, bien que dans l’ensemble j’ai milité pour cette tâche. »
Antenne 2, 9 octobre 1978 – R. Aron analyse les raisons de la crise de l’Europe occidentale et libérale, crise économique, crise politique et crise de civilisation :
7.4 L’avenir de l’Europe
L’ultime projet d’Aron fut d’écrire une Histoire du monde depuis 1914. Il n’a pas vécu assez longtemps pour le réaliser. L’ensemble de son œuvre, sa lucidité et la justesse de sa vision continuent cependant d’alimenter aujourd’hui notre réflexion. Disparu en 1983, il n’a pas vu la chute du mur de Berlin, ce qui n’empêche ses réflexions sur les démocraties de garder toute leur actualité et de contribuer à comprendre de même les tensions de la modernité.
L'ouverture du mur de Berlin sur la Potsdamer Platz. 12 novembre 1989 ©Getty - Carol Guzy/The Washington Post
Extrait de R. Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 666, 668-669.
« Le Plaidoyer naquit d’une faiblesse ou d’une inadvertance ; je conclus avec Robert Laffont un contrat pour un livre de vulgarisation, destiné mettre en lumière des vérités quasi évidentes, la supériorité de l’économie libre sur l’économie planifiée par une bureaucratie centralisée, de l’Europe de l’Ouest sur celle de l’Est. [...] En 1977, ce qui me frappait et domina la première partie du Plaidoyer, c’était le dialogue entre les dissidents soviétiques et la gauche plus ou moins marxiste de l’Occident. [...] La deuxième partie du livre compare les économies des deux partie [...] Dans la troisième partie, un chapitre analyse avec quelques excès d’optimisme la « nouvelle donne » de l’économie mondiale, un deuxième passe en revue les crises spécifiques des trois pays d’Europe occidentale, Grande-Bretagne, Italie, France ; le troisième touche à l’essentiel, à la question qui domine, commande, éclaire l’ensemble du livre : l’Europe occidentale, riche, brillante, créatrice, est-elle en même temps entraînée par un mouvement irrésistible de décadence ? Risque-t-elle de périr par suite d’une désintégration intérieure ou sous les coups de l’empire militaire qui s’étend jusqu’au milieu de l’ancien territoire du Reich ? »
Antenne 2, 9 octobre 1978 : Raymond Aron explique le titre de son livre "Plaidoyer pour l'Europe décadente" et en brosse les grands thèmes.
Extrait de R. Aron, Les dernières années du siècle, Commentaire/Julliard, 1984
« Le livre d’Oswald Spengler, Les Années décisives, devrait me dissuader de toute tentative de spéculer sur la fin du siècle. Je le ferai, malgré tout, mais avec précaution et modestie. Peut-être prends-je ce risque parce que mon âge me protège de l’humiliation d’être démenti de mon vivant. La question cardinale que pose le futurologue concerne la guerre, ou plutôt la guerre impensable à laquelle les hommes ordinaires ne pensent guère (en dépit des mouvements pacifistes, écologistes, etc.). Une guerre, avec emploi des armes nucléaires, aura-t-elle lieu avant la fin du siècle ? Si l’interrogation est adressée par les instituts de sondage à un échantillon représentatif de la population, les réponses négatives l’emportent largement sur les réponses positives. Dans aucun des pays d’Europe occidentale, les peuples ne vivent dans la hantise de la catastrophe ; ceux mêmes qui croient à une grande guerre avant la fin du siècle l’affirment pour ainsi dire avec détachement, par pessimisme, à cause de leur vision du monde, ou par détestation de l’arme nucléaire. » (p. 165)