2. Le choc de l'histoire
« Un jour, sur les bords du Rhin, je décidais de moi-même »
1930-1939
Autodafé, Berlin, Opernplatz, 10 mai 1933 (Bundesarchiv Bild 102-14597)
Extrait des Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 55
« En arrivant à Cologne au printemps de 1930, j’éprouvai le choc que traduit le mot de Toynbee, History is again on the move. En 1930 ou 1931, intuitivement, j’étais plus conscient que la plupart des Français de la tempête qui allait souffler sur le monde. Mais cette intuition juste ne me conduisait pas immédiatement à la recherche d’une diplomatie qui répondit aux prodromes de la catastrophe ; elle m’inspira plusieurs articles sur la guerre et le pacifisme qui témoignent du progrès de ma pensée ; au refus affectif se substitue peu à peu la réflexion politique. »
Extrait de l’Introduction à la philosophie de l’histoire, nouv. éd. annotée par S. Mesure, Gallimard, 1986, p. 437
« L’existence humaine est dialectique, c’est-à-dire dramatique, puisqu’elle agit dans un monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire et une réflexion formelle. »
Raymond Aron - L’homme en question (1977) - Séjour en Allemagne
à partir de 2’56 jusqu’à 3’51
Lecture d’un extrait du livre de Golo Mann, Une jeunesse allemande. Mémoires, Presses de la Renaissance, 1998, p. 379-381.
« Je passais trois bonnes semaines à Berlin, jusqu’au 31 mai. Je retranscris ici quelques notes de journal de cette période et commentaires à postériori. [...] "10 mai. Tous les biens des SPD ont été saisis. Hier soir et ce matin, j’ai encore écrit de longues lettres aux parents. C’est épuisant." "11 mai. Hier soir, il y avait des amis de Pierre, le député Pierre Viénot qui semble un homme plein de bonté et d’intelligence, et un normalien brillant du nom de Raymond Aron. Conversation habituelle, rien de nouveau, si ce n’est que Brüning lui a dit qu’il ne voyait pas non plus où nous allions ; son élection à la tête du parti serait un acte d’opposition. Ensuite, nous sommes allés voir l’autodafé des livres interdits devant l’université. Mauvais discours de Goebbels et comédie assez minable. J’ai le moral absolument à zéro, et il n’y a pas de raison que cela change... Il faudrait écrire un nouveau Machiavel, non pas Le Prince cette fois mais mais Le peuple. Je ne peux que regretter d’être né allemand."
En ce qui concerne les autodafés, je dois dire rétrospectivement ce que j’ignorais alors : qu’il n’y en a pas eu seulement à Berlin, mais le même soir dans beaucoup de villes universitaires ; par exemple à Cologne où Ernst Bertram s’en félicita de tout cœur - « Brûlez ce qui vous rend faibles ! » – mais obtint toutefois que les œuvres de TM ;[Thomas Mann] ne passent pas par les flammes. L’entreprise était entre les mains des étudiants, à l’imitation de la fête de la Wartburg en 1817 où l’on avait brûlé le Code Napoléon et d’autres ouvrages "anti-allemands". Le parti et le gouvernement ne le voyaient peut-être pas d’un très bon œil à ce moment-là ; car après les excès des premiers mois, on souhaitait désormais montrer provisoirement aux pays étrangers un visage civilisé. C’est pourquoi le discours de Goebbels était plutôt d’apaisement que d’agitation. On brûlait des livres de Marx, Freud, Emil Ludwig, Remarque, Kerr, Heinrich et Klaus M. – non pas ceux de TM ; un "annonceur" proclamait d’abord la condamnation pour terminer par la formule : "Je livre aux flammes les écrits de..." On a accordé à juste titre par la suite à ces actes une signification symbolique qu’ils n’avaient pas sur le moment : "Là où on brûle des livres, on n’est pas loin de brûler des êtres humains." Effectivement, j’entendis quelqu’un dire à côté de moi : "Dommage qu’on ne les ait pas eux-mêmes sous la main." Je me sentais très malheureux et je ne comprends pas ce que nous étions venus faire là par pure curiosité. Raymond Aron perçut ce que j’éprouvais et me témoigna sa sympathie d’une façon qui m’est restée inoubliable."
Thèmes
2.1 Découverte de la culture allemande
Introduction
Insatisfait de l’enseignement de son maître Léon Brunschvicg qui domine alors avec Henri Bergson la philosophie française qu’il juge trop idéaliste pour répondre aux enjeux du moment comme de la sociologie d’Emile Durkheim qui considère la société comme un modèle unique, Aron découvre lors de son séjour à Cologne les sciences de l’esprit fondées par Wilhelm Dilthey et appliquées à la discipline historique par Heinrich Rickert. Celles-ci visent à transposer aux sciences historiques les règles de la critique philosophique qu’Emmanuel Kant avait établies pour les sciences. Aron reprendra les analyses de Max Weber concernant les limites de l’objectivité historique et la condition de l’historien. C’est aussi le moment où il entreprend de lire sérieusement Karl Marx avec lequel il ne cessera de dialoguer.
Karl Marx (1818-1883)
Heinrich Rickert (1863-1936)
Léon Brunschvicg (1869-1944)
Wilhelm Dilthey (1833-1911)
Max Weber (1864-1920)
Extrait des Mémoires, - Paris, Julliard, 1983, p. 678
« C’est la culture allemande plutôt que la jeunesse allemande qui me séduisit pour toujours. [...] Mes lectures, peu délibérées, oscillèrent autour de deux pôles, Husserl et Heidegger d’une part, les sociologues, l’école néo-kantienne de l’Allemagne du Sud-Ouest, H. Rickert, Max Weber d’autre part. Les uns et les autres me donnaient le sentiment d’une extraordinaire richesse auprès de laquelle les auteurs français m’apparurent d’un coup médiocres, presque pauvres. Un demi-siècle plus tard, je suis enclin, pour le moins, à plus de réserve. La richesse conceptuelle de la langue et de la tradition philosophique allemande créent aisément une illusion. »
Extrait du cours « Philosophie et histoire » (Cours Sorbonne, 1963) :
R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, nouvelle éd. revue et annotée par Sylvie Mesure, Paris, Gallimard, 1986
R. Aron, La Philosophie critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de l’histoire, nouvelle éd. revue et annotée par Sylvie Mesure, Paris, Julliard, 1987
Extrait de l’introduction de Sylvie Mesure à l’Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 1986, p. V.
« L’Introduction articule une réflexion critique sur les philosophies de l’histoire [...] et une analyse transcendantale des conditions de possibilité de la science historique. L’articulation de ces deux niveaux de la recherche est claire : d’une part, c’est seulement une fois déconstruites les illusions spéculatives en leur prétention à détenir a priori le sens global du devenir, qu’est libérée la possibilité même d’une connaissance historique, certes moins ambitieuse, mais plus soucieuse de certitude ; d’autre part, l’effondrement des philosophies de l’histoire pose à la science historique le problème de savoir comment s’orienter dans un devenir où l’existence même d’un sens n’est plus à l’avance garantie. »
2.2 Berlin et le nazisme
Introduction
Lors de son séjour à Berlin en 1932-33, au cours duquel il assiste à l’autodafé du 10 mai 1933, R. Aron achève son éducation politique. Il mesure la vitesse avec laquelle le nazisme a pris le contrôle des esprits et de la société. Il en ressort avec une analyse lucide des erreurs commises par les classes dirigeantes allemandes, des modes de conquête du pouvoir des régimes autoritaires et de la manière dont ils subvertissent les institutions. Les analyses qu’il en donnent sont publiées dans les Libres Propos. Elles annoncent la lucidité avec laquelle il prédit la guerre prochaine et met en garde contre les risques militaires et politiques que court la démocratie en France.
Extrait de lettres d’Allemagne à Pierre Bertaux (1930-1933)
Lors de ses différents séjours en Allemagne, Raymond Aron a entretenu une correspondance avec Pierre Bertaux, auquel il était lié depuis l’Ecole normale.
« Cologne, 19 novembre 1930
Aux dernières élections de dimanche, les national-socialistes gagnent encore et les social-démocrates perdent. Traduis : faire preuve de sens politique et de dévouement à la chose publique est en Allemagne condamnation d’un parti. Ajoutons : le nombre de chômeurs augmente toujours. Il faut devenir député pour prétendre à l’action ? Je n’en sais rien. En tout cas, il faudrait, avant de pénétrer dans la bande, prendre des assurances contre la folie collective. »
« Cologne, 24 février 1931
Les valeurs existent sans nous, après nous, et nous nous survivons. Mais nous croyons à la possibilité d’incarner nos valeurs. Nous ne sacrifions pas les hommes à l’esprit, et la masse à quelques créations sublimes. Le révolutionnaire de l’immanence doit, pour rester cohérent, ne pas traiter les hommes comme un matériel à révolution. La force a pu, peut, pourra être nécessaire : aujourd’hui ne pas reculer devant la réalité de la guerre, c’est renoncer au salut de l’humanité en sacrifiant à l’aveuglement fanatique. »
« Berlin, le 1er mars 1933
Quelques mots seulement. Impossible désormais de t’entretenir de politique. Imite ma réserve. Parlons d’autre chose. Je t’avais écrit hier une longue lettre que je ne t’enverrai pas, en raison des circonstances. Prudence sans doute inutile. Mais à quoi bon ? [...] Au reste ici on n’est pas plus sûr que là-bas de ce qui est réalité et de ce qui est imagination. Je ne sais si les gens deviennent fous. En tout cas, je me sens étrangement calme. Je n’y ai d’ailleurs aucun mérite puisque je suis dans la situation de spectateur. »
R. Aron – L’homme en question - « J’ai découvert le diabolique »
de 5’44 à 8’06
Extrait de R. Aron, « L'Allemagne. Une révolution antiprolétarienne : idéologie et réalité du national-socialisme », in E. Halévy et al., Inventaires, I, La Crise sociale et les idéologies nationales, Paris, Félix Alcan, 1936, p. 24-55.
« Les socialistes ne cachaient pas, vers 1930 et 1931, leur mépris pour les masses national-socialistes. Ils y voyaient un rassemblement incohérent de groupes et d’individus qui n’avaient en commun que des refus et des haines. Et j’entends encore, dans l’été 1932, un orateur social-démocrate, professeur d’université, proclamer à la veille des élections : « Eux sont pressés parce que le temps travaille contre eux. Nous, nous pouvons attendre. » Fidèle à la lettre de la doctrine marxiste, ce professeur croyait que l’unité de classe est le fondement nécessaire de l’unité d’un parti politique. Sans doute les troupes hitlériennes étaient diverses d’origine et d’aspirations. Mais des ressentiments, des espérances, une idéologie unissaient dans une ferveur passionnée des millions et des millions d’hommes qui voulaient un monde nouveau. »
Extrait de Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 58-59
« Une anecdote de 1932, après le retour d’Édouard Herriot au Quai d’Orsay, me revient à l’esprit en chaque occasion, elle me demeure aussi présente qu’il y a cinquante ans. Emmanuel Arago, qui fréquentait les milieux politiques et dont le frère était le meilleur ami de mon frère Adrien, me conduisit à un sous-secrétaire aux Affaires étrangères, Joseph Paganon. J’avais entretenu Arago de mon angoisse face à l’évolution de la politique allemande, de la fureur nationale qui s’emparait du peuple entier, de la menace de guerre que ferait peser sur l’Europe l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Le ministre m’invita à parler et je lui tins un laïus, brillant je suppose, dans le pur style normalien. Il m’écouta avec attention, apparemment avec intérêt. Lorsque mon discours fut terminé, il me répondit, tour à tour ridicule et pertinent : "La méditation est essentielle. Dès que je trouve quelques instants de loisir, je médite. Aussi je vous suis obligé de m’avoir donné tant d’objets de méditation. Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, dispose d’une autorité exceptionnelle, c’est un homme hors du commun. Moment propice à toutes les initiatives. Mais vous qui m’avez si bien parlé de l’Allemagne et des périls qui se lèvent à l’horizon, que feriez-vous si vous étiez à ma place ?" Je ne me souviens pas de ma réponse, je suis sûr qu’elle fut embarrassée, à moins que je ne sois resté coi. Que fallait-il dire ? Cette leçon du ministre à un futur commentateur donna ses fruits. »
Lecture d’un extrait du livre d’André François-Poncet – Souvenirs d'une ambassade à Berlin, septembre 1931-octobre 1938, Flammarion, 1946, p. 156.
« Quand on on considère, en cet automne de 1933, l’œuvre qu’il [Hitler] a accomplie depuis le 30 janvier, on est stupéfait. Il a jeté par terre la république de Weimar, édifié sur ses ruines sa dictature personnelle totale et celle de son parti, balayé ses adversaires politiques et jugulé toutes les libertés, étouffé les États confédérés, brisé la tradition particulariste et centralisé le Reich, plus qu’il ne l’a jamais été, mis en place et en marche, dans toutes ses institutions caractéristiques, un régime nouveau, bouleversé l’État, l’administration, la société, les familles, les individus, secoué l’Europe, enfin, comme il a secoué son pays, et fait surgir, au milieu des conseils internationaux, l’image d’une Allemagne émancipée, réveillée et redoutable ! Dans les années qui suivront, il se bornera à développer son œuvre ; il n’y ajoutera rien d’essentiel. Dès la fin de 1933, l’Allemagne nationale-socialiste est sur pied, avec ses mœurs, ses procédures, son vocabulaire, ses manières de saluer, ses slogans, ses modes, son art, ses lois, ses fêtes. Rien n’y manque. Le congrès de Nuremberg – le « congrès de la Victoire », la montre, au début de septembre, achevée, complète, triomphante. Le Parti voit affluer les demandes d’adhésion ; il doit fermer ses portes, pour n’être pas envahi.
L’étonnant, dans cette révolution, c’est la vitesse avec laquelle elle a été exécutée ; c’est aussi la facilité avec laquelle elle s’est installée, le peu de résistance qu’elle a rencontrée. Il y a, d’ailleurs, dans cette rapidité même, quelque chose d’inhumain, de contre-nature. Ce n’est pas toujours signe de force, ni promesse de longévité, que de grandir trop vite. Ce n’est pas non plus, nécessairement un avantage, que de vaincre sans vrai combat. Un succès trop aisé engendre le vertige, l’outrecuidance, une foi périlleuse dans la chance et dans les faveurs de la Providence. Que de force d’âme ne faut-il pas pour résister aux entraînements de la fortune ! »