3. La guerre
1940 → 1944
Londres, 1940 (collection familiale) – R. Aron est au balcon, 2e en partant de la droite
Décidé à poursuivre la lutte contre l’Allemagne national-socialiste, Raymond Aron embarque le 24 juin 1940 à bord de l’Ettrick, un paquebot transatlantique en mouillage à Saint-Jean-de-Luz, à destination de Londres. Il y restera quatre ans.
Extrait : Jean-Paul Sartre, « Une grande revue française à Londres », Combat, 7-8 janvier 1945
« La France libre offre l’aspect le plus pondéré et le plus calme, le mieux équilibré. Écrite avant tout dans le feu vivant d’une actualité toujours mouvante et dont le rythme même n’était pas prévisible, elle semble toujours disposer du recul de l’Histoire. »
« Comment parler de ce qui se passait à Vichy quand on était à Londres ? »
de 28’23 à 32’59
(Diffusion sur France Culture le 27 septembre 1981. Dans son émission "Rencontre", Jacques Paugam recevait Raymond Aron, Jean-Louis Missika, Dominique Wolton et Pierre Manent pour évoquer le livre d’entretiens intitulé "Le Spectateur engagé".)
Lecture d’un extrait du témoignage de Daniel Cordier, Commentaire, février 1985, p. 22
« C’est au mois de juillet 1940 que je fis la connaissance de Raymond Aron. Quelques centaines de volontaires français s’étaient engagés dans une armée qui n’avait pas encore de nom. Commandée par le général de Gaulle, elle avait été installée, après le 8 juillet, à Delvill Camp. Autour du terre-plein central (Parad Ground) étaient répartis les baraquements des différentes armes : Artillerie, Blindés, Chasseurs. Le soir, après l’exercice, les volontaires se retrouvaient par affinités. Un de mes amis s’était engagé dans les Chars, et souvent j’allais le rejoindre de l’autre côté du Parad Ground. Lors d’une de ces visites, je le trouvai conversant, en compagnie de deux ou trois camarades (comme nous tous, âgés de moins de vingt ans), avec un « vieux sergent ». Pour nous, il était sans âge, peut-être trente ou quarante ans, ce qui, à l’exception du colonel, en faisait l’homme le plus âgé du camp. Il s’appelait Raymond Aron. Comme à mes camarades, ce nom m’était inconnu. Avant-guerre, il était professeur, ce qui, pour moi, constituait un préjugé défavorable. Pourtant, l’homme était d’un abord facile, simple et courtois. Il n’était pas très grand. Le front dégarni, de grandes oreilles, un nez proéminent, donnaient à son visage un caractère singulier. Immédiatement, son regard m’accapara : attentif, scrutateur, avec un fond mélancolique strié parfois d’éclairs de malice. Au cours de ces rencontres, j’étais étonné par l’attention avec laquelle il écoutait ses jeunes interlocuteurs. Il les interrogeait et répondait, avec soin, à leurs arguments ou à leurs questions, avec une modération qui n’excluait pas, à de certains moments, la passion. »
Thèmes
3.1 – La Drôle de guerre
Introduction
Les quatre années passées à Londres ne sont pas seulement pour Aron l’occasion de réfléchir à distance sur la démocratie et la place de la liberté dans son système philosophique. Elles le mettent en contact avec des intellectuels et des acteurs politiques appartenant aussi bien aux pays de l’Est de l’Europe qu’au monde anglo-saxon. Dès lors sa réflexion prendra une dimension résolument internationale.
Sur la Meuse, pendant la Drôle de guerre (hiver 1939-1940) (collection familiale)
Raymond Aron, Extrait de : Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 342-343.
« Partout et toujours, en temps de guerre, la propagande a pour objectif de renforcer l’unité de la nation, de mobiliser toutes les forces matérielles et morales. Or, quand les citoyens ont conscience de se battre tout à la fois pour leur pays et pour les valeurs suprêmes auxquelles ils adhèrent totalement, quand l’amour du sol natal est multiplié par la ferveur idéologique, alors naissent cette unanimité, cette résolution, sans réserves ni arrière-pensées, qui font les peuples irréductibles. Mais le message de libération, annonçant aux peuples martyrisés que leur seront rendus et leur souveraineté et leurs biens spirituels les plus hauts, n’offre-t-il pas le plus proche équivalent de cette confusion nécessaire de la patrie et de l’idéal ? Le mythe de libération, il est vrai, se situe à deux niveaux, celui du fait militaire, celui des principes moraux autant que politiques ; au niveau intermédiaire, celui des institutions, les précisions manquent. Et l’on objecte parfois que l’idée qui demeure abstraite, perd une partie de sa puissance d’attraction. Mais, en réalité, cette relative indétermination des futures institutions ne comporte pas que des inconvénients, et, en tout cas, elle répond à la situation dans laquelle se trouvent les Nations Unies. »
3.2 - La France libre
Introduction
Désireux de participer aux combats, R. Aron prend à son arrivée à Londres à la demande d’André Labarthe la direction de la revue de La France Libre. Créée en juillet 1940 à la demande du général de Gaulle, la revue prit progressivement ses distances d’avec le mouvement gaulliste, l’équipe dirigeante se méfiant des tendances autoritaires du général. Aron y rédige chaque mois une « Chronique de France » sous le pseudonyme de René Avord. Ces chroniques font le lien entre ses réflexions d’avant guerre et les ouvrages qui suivront la Libération. Elles annoncent ce qui sera le style aronien: un engagement sans faille pour la démocratie, une indépendance d’esprit, un jugement nuancé et ancré dans la réalité politique à distance de toute position moralisatrice.
Jean-Paul Sartre, « Une grande revue française à Londres », Combat, 7-8 janvier 1945
« Bannis, insultés en France, séparés de leur famille, comment ont-ils pu garder quatre ans cette objectivité sans passion, alors qu’ils étaient au fond d’eux-mêmes rongés d’espoir et de regrets ? Est-il beaucoup de chroniques militaires que l’on puisse relire, quatre années après les événements, avec le même intérêt profond ? Les articles les plus divers sur Vichy, l’état de la France, sur l’opinion italienne ou la presse allemande, sur des problèmes de droit international, des récits de guerre faits par des officiers ou des soldats se groupaient autour de trois chroniques régulières, toutes trois d’une intelligence admirable : la chronique de Raymond Aron (René Avord) qui nous donne une sorte d’analyse spectrale du national-socialisme, celle du critique militaire anonyme qui a su prendre, pour expliquer les batailles et la stratégie de cette guerre universelle, un point de vue mondial et montrer en chaque cas comment le sort des armes et la lutte économique se commandaient étroitement ; celles enfin de René Vacher (Robert Marjolin), l’économiste, qui examinent les problèmes de la guerre et de l’après-guerre. »
« Cette revue française s’adresse à tous les Français. Elle s’adresse aussi à tous ceux qui aiment la France. [...]
C’est parce que nous gardons conscience et espoir, face aux événements actuels, que nous voulons opposer à l’envahisseur l’esprit de résistance jusqu’à la libération de notre patrie. [...]
Le Français depuis des siècles essaie de maintenir en Europe le drapeau d’une liberté humaine. Il l’a porté comme une croix et son calvaire n’est pas fini. C’est pour que la France retrouve sa vocation que nous lutterons pour le rétablissement de toute sa puissance.
Savants, écrivains, ingénieurs, envoyez-nous vos manuscrits. Cette revue est la vôtre... »
Édition mise au point à l’été 1943 et larguée sur la France par la Royal Air Force. 10,5x13,5 cm.
Raymond Aron, Extrait de « L’avenir des religions séculières », La France libre, vol. VIII, n°46, 15 août 1944, p. 277.
« On retiendra ici deux arguments principaux contre les religions séculières. Le premier est qu’elles sont des religions de salut collectif. Elles n’offrent pas aux individus les mêmes consolations ou les mêmes espérances, elles ne leur imposent pas les mêmes disciplines que les religions personnelles. De plus, dans la mesure où elles se réalisent, elles sont condamnées soit à disparaître, soit à se prolonger par l’adoration de la collectivité ou de ses chefs. Bernanos n’a pas tort de dénoncer, dans l’État totalitaire, la résurrection de l’État païen.
Le deuxième, c’est que ces substituts de religion sont rongés dès l’origine par une secrète incroyance. La réalité terrestre que l’on propose aux fidèles comme objectif idéal ne satisfait pas durablement les esprits, elle n’emplit les âmes qu’à la faveur de l’incertitude et de la bataille. C’est pourquoi l’élan qu’elles font naître dégénère aussi aisément en transports aveugles ou en cynisme conscient. Il n’est pas facile, pour les représentants de l’homo sapiens, de croire que Mussolini a toujours raison ou que les paroles de Hitler définissent le bien et le mal.
Mais, d’un autre côté, quels que soient les ravages que causent les religions séculières, elles semblent posséder presque seules aujourd’hui le secret d’éveiller les passions qui soulèvent les montagnes, de susciter les chefs qui d’un mot envoient leurs fidèles à la mort. Dans l’histoire, rien de grand ne se fait sans la foi des foules en des idées et des hommes. Saura-t-on empêcher cette foi de dégénérer en fureur barbare ? »
3.3 - La stratégie militaire
Introduction
À la différence de Sartre ou Merleau-Ponty, Aron n’attend pas la guerre pour prendre conscience de l’internationalisation de la politique et du rôle qu’y joue la puissance militaire. Les analyses qu’il en donne dans la France libre témoignent de la place que tiendront désormais les relations internationales, mais aussi de la nécessité intérieure qui se fait jour chez lui de s’engager dans l’action et d’agir au présent.
Raymond Aron, Extrait de : Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 171.
« Staro [Stanislas Szymonzyk] avait fait la Première Guerre comme officier d’artillerie dans l’armée austro-hongroise, avant de servir dans l’armée polonaise après 1918. Il appartint longtemps au parti communiste (polonais ou allemand, je ne sais), résida en Union soviétique, milita dans l’Allemagne de Weimar. [...] Avant tout, il était intelligent, d’une intelligence remarquable qui perçait en dépit de sa peine à s’exprimer, même en allemand, sa langue de culture. Au début de notre collaboration, il me donnait parfois un manuscrit informe d’une cinquantaine de pages dont je tirais une vingtaine de feuillets dactylographiés. Ainsi naquit l’article sur la bataille de France que le général de Gaulle lut et commenta en marge. Peu à peu, ses manuscrits allemands se rapprochèrent des dimensions et du style de l’article ; mon travail se rapprocha de la traduction. Nous signâmes ensemble un petit livre, l’Année cruciale, demandé par un service britannique de propagande. Il avait jeté sur le papier quelques idées. Cette fois, ma contribution fut grande ; aussi bien, depuis 1940, j’avais réfléchi pour la première fois sur les choses militaires. Je m’indignai rétrospectivement de notre ignorance, à nous tous, de la stratégie et de la tactique, comme je m’étais indigné de notre ignorance de l’économie. »
La France libre, vol. 1, n°1, 15 novembre 1940, p. 3-5.
Raymond Aron, Stanislas Szymonzyk, L’Année cruciale, Londres, Hamish Hamilton, 1944, p. 99-100
« En juin 1940, le peuple britannique, à la voix de son chef librement choisi, s’est élevé tout entier à la grandeur. À ce moment, tout l’Empire britannique était menacé de subir un assaut dans le style de la guerre-éclair semblable à celui qui avait abattu la France. Or, et là est le fait stratégique essentiel, nulle part la tentative de guerre-éclaire n’aboutit. Au-dessus de l’Angleterre la Luftwaffe, dans le ciel de Méditerranée la Regia Aeronautica, sur la terre d’Afrique les légions de Mussolini avaient également échoué dans leurs tentatives pour abattre l’Empire britannique par la même stratégie de guerre-éclair qui avait livré à Hitler l’Europe, de la Vistule à l’Atlantique. [...] Mais la condition indispensable, la cause directe de cette extension à la planète entière de la guerre commencée en septembre 1939, avait été la résistance de l’Empire britannique. Il se peut que d’autres pays aient dû payer leur salut de sacrifices plus grands encore que ceux qu’a consentis la Grande-Bretagne. Mais, à la liberté, la Grande-Bretagne avait accepté, en juin 1940, de tout sacrifier. Par cette acceptation, par sa résolution de poursuivre seule une lutte qui paraissait perdue, elle a apporté à la victoire commune une contribution qui fut indispensable et qu’aucune autre ne saurait dépasser. »
« Raymond Aron à propos de la France libre »