4. Démocratie et totalitarisme
1944 → 1956
Le combat pour la démocratie ne s’achève pas en 1945. En 1947 éclate la guerre froide opposant le bloc communiste au bloc occidental. R. Aron choisit de ne pas regagner l’Université pour poursuivre le combat en tant que journaliste et intellectuel engagé.
Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955, p. 311.
« L’intellectuel ne refuse pas l’engagement et, le jour où il participe à l’action, il en accepte la dureté. Mais il s’efforce de n’oublier jamais ni les arguments de l’adversaire, ni l’incertitude de l’avenir, ni les torts de ses amis, ni la fraternité secrète de ses combattants. »
« Un certain regard », ORTF, 7 décembre 1969 à propos des intellectuels :
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Raymond Aron, Extrait de : « Du marxisme au stalinisme », Les Guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951, deuxième partie, chapitre VI, p. 136-158.
« Le marxisme est une hérésie chrétienne. Forme moderne du millénarisme, il situe le royaume de Dieu sur cette terre, au-delà d’une révolution apocalyptique dans laquelle s’engloutira le Vieux Monde. Les contradictions des sociétés capitalistes susciteront inévitablement cette catastrophe féconde. Les victimes d’aujourd’hui seront les triomphateurs de demain. Le salut interviendra par le prolétariat, témoin de l’inhumanité présente. C’est lui qui, à une heure fixée par le développement des forces productives et aussi par le courage des combattants, se constituera en classe universelle et prendra en charge le destin de l’humanité. [...] Le stalinisme continue aujourd’hui de se prévaloir de l’idéologie marxiste, de cette combinaison subtile d’aspirations chrétiennes et de foi en la technique. Staline le Terrible apparaît encore, même en France, à des millions d’hommes de bonne volonté, comme le père des pauvres et le redresseur de torts, lui le bâtisseur de pyramides, indifférent au sort de millions d’êtres « condamnés par l’histoire », indifférent même au sort des serviteurs de la Révolution, le jour où ils ont cessé d’être utiles ou manqué à la discipline. Il suffit de pénétrer dans les secrets du parti, il suffit même de lire les textes de doctrine ou de propagande pour découvrir, au-delà de la continuité apparente, la nouveauté radicale. Les staliniens parlent le langage des marxistes du XIXe siècle, ils appartiennent à un autre univers. »
L’Opium des intellectuels
L’Opium des intellectuels (1955) critique l’attitude des intellectuels marxistes que Raymond Aron désigne comme des « hommes de foi » qui adhèrent au triple mythe de la révolution, de la gauche et du socialisme. La publication de l’ouvrage entérine la rupture avec Sartre et Merleau-Ponty. Elle lui vaudra la haine des intellectuels de gauche, compagnons de route, acquis à l’idéologie communiste et conduira à classer à tort Aron dans le camp conservateur.
Raymond Aron, en 1954. • ©STUDIO LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET
Raymond Aron, Extrait de : « La Scène politique. Le parti communiste français », Combat, 16 avril 1946.
« Le parti communiste est un parti révolutionnaire. L’expérience a montré à l’évidence qu’une révolution du type communiste, au moins dans sa première phase, qui au bout de vingt ans ne paraît pas toucher à sa fin, établit un régime totalitaire, avec parti unique, credo impératif et police omnipotente. Le parti communiste joue provisoirement le jeu démocratique, parlementaire, mais personne ne sait pour combien de temps. Personne ne sait même si le parti lui-même le sait, puisque, au bout du compte, la décision est susceptible d’être prise par d’autres que par lui. [...] Par ses buts, par sa conception diplomatique, le parti communiste n’est donc pas « un parti comme les autres ». Or, le jeu politique consiste à le prendre pour « un parti comme les autres ». A quoi bon, me dit-on, dire tout haut ce que chacun murmure ? Il se peut que l’on doive se résigner au silence. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ce silence empoisonne l’atmosphère parce qu’il contraint chacun à l’insincérité. »
La fin des idéologies
L’idéologie renvoie aux yeux d’Aron à une « mise en forme pseudo-systématique d’une vision globale du monde (Trois essais sur l’âge industriel). Aron s’est intéressé aux idéologies qu’il distingue de la vérité ou de la science dès le milieu des années trente. Héritée de Marx et de M. Weber, l’idéologie caractérise ce qu’Aron désigne dès 1944 comme des « religions séculières ». L’Opium des intellectuels se conclut par un chapitre intitulé la « fin de l’âge l’idéologique ?» dans lequel il envisage positivement la perte d’influence des idéologies face aux évolutions des sociétés modernes et la possibilité de voir la raison gagnée du terrain.
Extrait de R. Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 410-411
« En quel sens les analyses de la société industrielle ont-elles suggéré la formule de "la fin des idéologies" ou, plus précisément, "la fin de l’âge idéologique" (avec un point d’interrogation) ? Tel était le titre de la conclusion de L’Opium des intellectuels. Mon ami E. Shils intitula "Fin des idéologies" le compte rendu, publié dans l’International Herald Tribune, de la grande réunion organisée par le Congrès pour la Liberté de la culture en 1955. Daniel Bell titra aussi un recueil d’articles avec la même expression. Un débat se développa pendant quelques années sur ce thème aux États-Unis. »
L’opium des intellectuels, Raymond Aron, Calmann Levy
Lecture d’un extrait du compte rendu du livre de Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, rédigé par Raymond Aron et publié dans Critique, n°80, janvier 1954, p. 51-70.
« Dans les deux premières parties de son livre, Mme Arendt écrit en historienne, en sociologue, elle multiplie les explications des événements par les circonstances, explications que nous avons été enclins à accepter plutôt dans le détail que dans l’ensemble. Dans la seconde partie, Mme Arendt change de méthode. Le totalitarisme ne s’explique pas par les données sociales ou économiques. C’est un régime, sans précédent dans l’histoire, dont il importe de saisir l’essence. [...] Le totalitarisme semble caractérisé par un certain nombre de phénomènes institutionnels que Mme Arendt analyse admirablement : la prolifération des bureaucraties, mal reliées les unes aux autres avec un enchevêtrement inextricable des compétences, la scission entre un parti de masses et le cercle intérieur, le maintien d’une sorte de conspiration à l’intérieur d’un parti, maître de l’État, l’autorité inconditionnelle du Chef, ce dernier étant indispensable moins en raison de vertus administratives ou intellectuelles hors du commun que par sa capacité de trancher les conflits entre ses compagnons ou entre les innombrables administrations, l’expansion d’une police secrète qui devient la suprême puissance, le régime policier se combinant avec une propagande idéologique obsessionnelle à l’usage des masses et le développement d’une doctrine ésotérique réservée au petit nombre. Aucun de ces phénomènes en particulier ne révèle l’originalité du totalitarisme. Tous ensemble nous en révèlent l’essence, que l’on désignera par des termes comme révolution permanente ou encore terreur et idéologie. »
Thèmes
Le totalitarisme
Le combat contre le communisme va dominer l’œuvre d’Aron tout au long des années 1940-1950. Celui-ci est alors principalement incarné par le régime stalinien et l’Union Soviétique. Aron fut l’un des premiers à donner un compte rendu critique des analyses d’H. Arendt et à proposer sa propre théorie du totalitarisme. Selon sa typologie, seul le nazisme réunissait l’ensemble des traits d’un régime totalitaire.
Daniel Bell, The End of Ideology, The Free Press, 1960. Traduction française : La fin de l’idéologie, PUF, 1997.
« A total ideology is an all-inclusive system of comprehensive reality, it is a set of beliefs, infused with passion, and seeks to transform the whole of a way of life. This commitment to ideology–the yearning for a ‘cause,’ or the satisfaction of deep moral feelings–is not necessarily the reflection of interests in the shape of ideas. Ideology, in this sense, and in the sense that we use it here, is a secular religion. »
Extrait de R. Aron, L’Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955, conclusion
« Les religions séculières se dissolvent en opinions dès que l’on renonce au dogme. Pourtant l’homme qui n’attend de changement miraculeux ni d’une Révolution ni d’un plan, n’est pas tenu de se résigner à l’injustifiable. Il ne donne pas son âme à une humanité abstraite, à un parti tyrannique, à une scolastique absurde, parce qu’il aime des personnes, participe à des communautés vivantes, respecte la vérité.
Peut-être en sera-t-il autrement. Peut-être l’intellectuel se désintéressera-t-il de la politique le jour où il en découvrira les limites. Acceptons avec joie cette promesse incertaine. Nous ne sommes pas menacés par l’indifférence. Les hommes ne sont pas sur le point de manquer d’occasions et de motifs de s’entretuer. Si la tolérance naît du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes de salut, les annonciateurs de catastrophes.
Appelons de nos vœux la venue des sceptiques s’ils doivent éteindre le fanatisme. »