5. Sociologie des sociétés modernes

1956 → 1968

Ernst Haas | Crédits : Getty Images

Aron s’est très tôt intéressé à la spécificité des sociétés modernes qu’il définit comme des sociétés industrielles. Il traite le sujet dans les différents cours qu’il dispense à Sciences Po et l’ENA d’où une approche qui confronte toujours une vision théorique à l’analyse des bouleversements économiques, politiques et sociaux que connaissent les années 1960 et pose la question du meilleur gouvernement.

Extrait de R. Aron, « Ma carrière », Commentaire, vol. 8, n°28-29, février 1985, p. 518. https://www.commentaire.fr/ma-carriere-1324/

« Le type idéal de la société industrielle, pour reprendre le concept wéberien, me servait d’abord et avant tout à dégager certains des caractères les plus frappants de la société moderne développée. Simultanément, j’esquissai la comparaison entre des régimes qui se disent socialistes et ceux que l’on appelle capitalistes ; ces deux régimes, quel que soit le jugement que l’on porte sur leurs mérites et démérites respectifs, représentent non pas deux étapes nécessaires du devenir historique mais deux modalités d’organisation des sociétés qui, les unes comme les autres, accumulent le capital dans des entreprises en vue d’accroître l’efficacité du travail. L’étude objective de la société industrielle, de la lutte de classe, de la démocratie et du totalitarisme, constitue l’apport sociologique à la critique historique ou la confirmation de celle-ci. »

Portrait souvenir, RTF, 1963 (avec R. Aron) :
sur la nature des sociétés modernes selon Tocqueville

de 18’30 à 20’27


Alexis de Tocqueville. Peinture à Huile sur toile de Théodore Chassériau, château de Versailles, 1850

https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=87145391



Extrait de Jean Fourastié, « Raymond Aron économiste », Revue des deux Mondes, novembre 1983, p. 274-275

« Dès que je pense à Raymond Aron économiste, je pense (à la fois égoïstement et avec reconnaissance) à ma dette envers lui. Mes livres de base, le Grand Espoir du XXe siècle, l’Economie française dans le monde, la Civilisation de 1975, Pourquoi nous travaillons, étaient dès 1962, largement « passés » dans le grand public des hommes d’action, ingénieurs, cadres, chefs d’entreprise, syndicalistes..., mais absolument pas dans les milieux « intellectuels », universitaires, hommes de lettres, journalistes de culture générale et de politique générale. Ce sont les Dix-Huit leçons sur la société industrielle, publiées par Raymond Aron en 1962 dans la collection « Idées » (que venait alors de créer M. Erval), qui, du jour au lendemain, rendirent ces concepts, je ne dis pas célèbres, mais plus encore, mieux encore, banals. »

 

Thèmes

Classe dirigeante

La singularité d’Aron tient dans son approche sociologique des sociétés modernes qui se développe sur fond d’une pensée de l’histoire. Il porte un jugement critique sur les différents types d’organisation mais aussi sur les formes que prend la modernité. S’il prend en compte le niveau économique et social, il ne cesse d’affirmer l’autonomie du politique. Dans le dialogue qu’il mène au cours de ces années avec Marx et Tocqueville, c’est de la vision de ce dernier dont il est le plus proche.

Revue française de science politique, 15ᵉ année, n°1, 1965
https://www.puf.com/raymond-aron

Extrait de Raymond Aron, « Catégories dirigeantes ou classe dirigeante ? », RFSP, 15-1, p. 17

« La substitution du concept de catégorie dirigeante à celui de classe dirigeante présente à mes yeux un double avantage scientifique et idéologique. Elle permet d’éviter les résonances ou implications idéologiques du concept de classe. L’énumération des catégories dirigeantes sert pour ainsi dire d’aide-mémoire ou tient lieu de système formel : au lieu de présupposer l’existence d’une classe dirigeante unifiée ou de chercher au hasard les individus ou les groupes puissants ou influents, le sociologue dispose d’un répertoire. Bien plus les relations observées entre les catégories dirigeantes marqueront, au moins pour une part, la nature propre de chaque régime. »

 

Régime constitutionnel-pluraliste

S’il se prononce fermement contre la théorie de la convergence selon laquelle le PNB de l’URSS devrait rattraper celui des Etats-Unis au début des années 1970, Aron n’en porte pas moins un regard critique sur les démocraties occidentales. Dans la comparaison systématique entre les différents régimes politiques et les liens avec les idéologies qui les sous-tendent, le regard réaliste qu’il porte sur les démocraties le conduit à étudier le thème des inégalités, les conflits entre groupes sociaux, la place des partis et des syndicats, la question des élites et l’exercice du pouvoir politique. Au même moment il met au centre de sa réflexion politique le thème de la liberté et le libéralisme politique.

Élections législatives, novembre 1962 (8ème circonscription de Paris, Xème arrondissement) ©Source : coll. La contemporaine

https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/l9g4qjdbp261/0b73dc7f-28c6-4ce3-bdb9-bd2826b32f15

Extrait de Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Gallimard, « Folio Essais », 2007, p. 166-167.

« Les régimes constitutionnels-pluralistes, que l’on appelle couramment démocratiques, ne peuvent pas ne pas décevoir à la fois parce qu’ils sont prosaïques et parce que leurs vertus suprêmes sont négatives.

Prosaïques puisque, par définition, ils font la part belle aux imperfections de la nature humaine ; ils acceptent que le pouvoir sorte de la compétition entre les groupes et les idées ; ils s’efforcent de limiter l’autorité, convaincus que les hommes abusent du pouvoir quand ils le détiennent.

Ces régimes possèdent aussi des vertus positives, ne serait-ce que le respect de la constitutionnalité, des libertés individuelles, mais peut-être leurs vertus les plus hautes sont-elles négatives. On n’en prend une pleine conscience que le jour où l’on en a perdu le bénéfice. Ces régimes empêchent ce que les autres sortes de régimes n’empêchent pas.

Cela dit, un régime qui tolère le conflit permanent des idées, des intérêts, des groupes et des personnes, ne peut pas ne pas refléter le caractère des hommes qui les font vivre. Il est loisible de rêver d’un régime constitutionnel dont les imperfections auraient disparu, mais on ne peut pas considérer comme probable un régime où les hommes politiques seraient tous conscients, en même temps que des intérêts particuliers qu’ils représentent, de l’intérêt collectif qu’ils doivent servir, où les conflits d’idées se déchaîneraient à plein mais où la presse serait objective, où les citoyens garderaient le sens de leur solidarité en dépit des querelles qui les opposent les uns aux autres. »

 

Capsule audio - En 1957-1958, Raymond Aron donna à la Sorbonne ses 19 leçons intitulées "Théories sociologiques des démocraties, aspect politique des sociétés  modernes", publiées en 1965 sous le titre "Démocratie et totalitarisme".

8e leçon : Sur les régimes constitutionnels-pluralistes